Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France #4 : Hervé Péjaudier et une littérature qui est d’abord musique, phrasé, expressivité...
La littérature coréenne a vu sa popularité augmenter ces dernières
années. Ses lecteurs sont de plus en plus nombreux, mais
connaissons-nous assez celles et ceux grâce à qui, romans, poésie et
essais peuvent nous parvenir entres les mains, en français ?
Ce sont
ces actrices et acteurs de la littérature que je vous invite à découvrir
dans cette petite série d'interviews/portraits visant à mettre en avant
le lien fort qu'ils entretiennent avec la littérature et en particulier
la littérature coréenne.
Hervé Péjaudier et son binôme Han Yumi ont reçu le prix France-Corée 2000 pour la traduction puis le prix du LTI Korea 2017. Hervé Péjaudier recevait la même année le prix du mérite du ministère de la culture coréen. Ils ont créé en 2004 aux éditions IMAGO la collection Scènes Coréennes (prix France-Corée 2019, prix LTI Korea 2023), où l’on trouve entre autres œuvres rares du théâtre contemporain, des mémoires de mudang et de nombreux textes classiques. Ils ont également créé en 2012 le festival K-Vox / Voix Coréennes. À partir de leurs traductions de pansoris, Hervé Péjaudier a pris l’habitude d’en jouer en français des extraits, et vient de créer (2024) un spectacle intitulé Nundaemok, La prunelle de mes yeux, solo avec éventail, autour de cinq « airs » majeurs des cinq pansoris classiques.
© photo : Hervé Péjaudier
1. Que représente la littérature pour vous ? Quel rapport entretenez-vous avec la littérature ?
Très compliqué, ce questionnaire ! A de(ux) telles questions, on a le choix entre écrire ses Mémoires (plusieurs tomes), ou répondre par une pirouette : « Mes rapports avec la littérature sont excellents, je vous remercie. »
Sinon, oui, je ne vois pas comment un traducteur pourrait ne pas être un fou de littérature : après tout, traduire c’est d’abord lire, et écrire. Pour le traducteur, lire, c’est faire ses gammes, et écrire, donner le concert. (Et ciseler des sentences comme ça, c’est la fleur sur la soie, comme on dit en coréen, plus élégante que notre cerise sur le gâteau !)
2. Vous rappelez-vous votre premier souvenir lié à la littérature (expérience littéraire) ?
Dois-je avouer que vers 12 ans j’ai rédigé un roman d’aventure, « Le trésor de la Santa-Maria », aujourd’hui perdu je suppose, qui aurait sûrement intéressé mon futur biographe (ou son psychanalyste ?).
Sinon, je crois avoir toujours été un lecteur passionné (j’ai marché tard, mais j’ai lu tôt). Un souvenir : la dévoration du Château des Carpathes, toute une nuit, sous les draps à la lampe de poche. Un truc à vous flanquer la terreur de l’opéra. Et la passion des histoires à raconter.
3. Avez-vous toujours eu un attrait pour la littérature et le monde du livre ?
Pour la littérature, cf. ci-dessus. Quant au monde des livres, je me souviens du Monde des Livres, supplément hebdomadaire qui me faisait acheter sans faute le quotidien tous les jeudis. Il n’existe plus. Et je me demande si le monde du livre se porte beaucoup mieux. Heureusement qu’il reste des passionnés (coucou Clémence et le Phénix !).
Et en plus, j’écris des bêtises, je viens de m’apercevoir que Le Monde des Livres existe toujours ! Bon, acceptons-en l’augure. Tant qu’il y aura des lecteurs pour aimer le contact et l’odeur du papier, le poids du bouquin dans sa besace, et la table de bistrot où se poser pour lire, il y aura bien des éditeurs assez fous pour oser sortir à la fois des textes et des sentiers battus. Nous serons là.
4. Comment votre rapport à la littérature a-t-il évolué en tant que traducteur ?
La tentation de la traduction a toujours accompagné chez moi la pulsion scripturaire (l’envie d’écrire, quoi). Étudiant, je rêvais de traduire des textes d’ancien français, pour confronter notre langue zigzagante et balourde à sa mémoire vive, son gouffre ancestral, sa fraîcheur native. J’adorais aussi regarder des textes en bilingue de langues inconnues, pour chercher à deviner comment ça marche. Mais traduire professionnellement, non merci. J’avais trop à faire à me débattre avec, oui, ma propre pulsion scripturaire.*
* Pour mesurer l’ampleur des dégâts, cf. Le Souverain Fou, discours, Actes-Sud Papiers, 1991.
Mais ça, c’était avant. Que je rencontre Han Yumi. Et tout s’est mis en place, littéralement, s’est orienté. Aujourd’hui, foin de tour d’ivoire, je binôme, et avec quel bonheur.**
**Cf. a minima notre collection Scènes Coréennes aux éditions Imago, depuis 2004.
5. La littérature coréenne dans tout ça ?
La littérature coréenne, c’est quoi ? Vaste question. Je répondrai de manière détournée : quand nous avons débuté, Han Yumi et moi, il faut savoir que la littérature coréenne, c’était un espace microscopique dans les meilleures librairies, coincé entre les vastes rayons « Chine » et « Japon » ; quand les un ou deux bouquins n’étaient pas mélangés en « Asie divers » avec un Vietnamien et trois Indiens. Quand il y en avait. Et puis est arrivé le XXIe siècle, la vague coréenne, le cinéma coréen, les restaurants coréens, bref, entre K-pop et K-drama, la Corée, si méconnue jusque-là, est devenue « cool » ! Nous avons eu la chance de faire partie des pionniers modernes, dès la fin du XXe siècle, (il faudra un jour écrire l’histoire de la traduction du coréen en France, c’est un sujet passionnant, mais ici n’est pas le cadre), et il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui le paysage a sacrément évolué, avec des publications dont souvent l’intérêt est plutôt égopsychosocioécolo, où il s’agit de parler de la Corée ultra contemporaine à des lecteurs globalisés concernés qui s’intéressent plus à l’avenir de l’univers qu’à celui de la pauvre littérature pure et dure. Je caricature ? Un peu... (Et encore je n’ai pas parlé des feel-good books, bientôt remboursés par la sécu).
En réalité, bien sûr, il n’y a pas « un » lecteur ; il y a des lectorats, dont les centres d’intérêt dieux merci ne sont pas les mêmes. Mais il y a aussi une industrie du livre, et dans ce cadre les œuvres qui méritent de durer, de s’inscrire dans un temps long, les livres qui travaillent à bâtir une histoire de la culture, se retrouvent un peu noyés aujourd’hui dans une masse de livres écrits et lus à la va-vite, cette littérature à la mode qui est, comme chacun sait, celle qui se démode le plus vite.
6. Qu’est-ce qui vous a attiré dans la littérature coréenne ?
L’extraordinaire sentiment d’une proximité lointaine. En cette fin de XXe siècle où je l’ai découverte, il existait si peu de traductions, et, comment dire, si « protohistoriques », qu’il fallait s’inventer son chemin pour découvrir cette culture quasi inconnue, qui me semblait si familièrement éloignée, et dans laquelle Han Yumi m’a guidé avec une remarquable patience.
Il existait à l’époque une seule toute petite boutique coréenne à Paris, qui vendait tout et n’importe quoi, et avait même un petit rayon CD où j’ai découvert entre folk-rock et ppongjjak (l’heure n’était pas du tout à la K-pop triomphante !), UN disque de pansori. Genre dont j’ignorais tout. Le choc fut définitif. Je n’en suis toujours pas sorti : la littérature coréenne, pour moi, est d’abord musique, phrasé, expressivité, joie extrême, douleur déchirante, humour satirique. C’est cela que je cherche (et trouve le plus souvent) dans la littérature coréenne, et que nous cherchons à rendre dans nos traductions.
7. Comment se distingue-t-elle d’autres littératures selon vous ?
Eh bien, en ce qu’elle est Coréenne, ce que les autres ne parviennent pas du tout à être.
8. Un(e) auteur(ice) à lire absolument pour mieux comprendre la Corée à travers sa littérature ?
Chaque traducteur verra bien sûr midi à sa porte. À midi, à ma porte, c’est bien sûr le pansori, qui m’éblouit, et qui me semble être « la voix/voie de la Corée. »
Et si vous ne savez pas encore ce qu’est le pansori, je ne peux que vous souhaiter d’en éprouver le choc ! D’autant qu’aujourd’hui l’accès en est (un peu) plus facile, rejoignez-nous par exemple sur le Facebook de notre festival K-VOX, 12e édition en cette année 2024.
Si cette réponse ne vous satisfait pas, allez à la réponse à la question 10. Si cette réponse vous satisfait, cliquez sur ce lien.
9. Un(e) auteur(ice) fétiche ?
À force de traduire, publier, faire vivre, des textes anciens dont les auteurs sont incertains, mais à l’évidence géniaux, j’ai une grande tendresse pour ces anonymes savants, qu’ils soient des lettrés sinisants se cachant pour rédiger des histoires purement coréennes, ou qu’ils soient ces auteurs « à plusieurs voix » ayant enrichi sur des générations les textes des pansoris, entraînant ces multiples versions qui ne sont que des variations plus ou moins minimes mais toujours percutantes d’une même histoire. (Nous publions toujours chez Imago une version de chanteur telle qu’elle a été recueillie, mais adorons jouer en commentaire autour des variantes trouvées ici ou là : c’est souvent savoureux, et éclairant sur le fonctionnement du genre.)
Ah oui, je n’ai pas vraiment répondu à votre question... Alors disons : Kim Hoon, dont nous espérons qu’il obtiendra une vraie reconnaissance en France (lisez le bref En beauté, chez Piquier, ou plongez-vous dans Le Chant des cordes, chez Gallimard).
10. Un titre (ou plusieurs) à conseiller pour un novice en littérature coréenne ?
Pour découvrir que des romans contemporains plongés dans la Corée d’aujourd’hui peuvent être à la fois savoureusement critiques et comiques, lire le rabelaisien À qui mieux mieux, de Song Sok-je (Imago), ou dans le genre polar hilarant, Carnets d'enquête d'un beau gosse nécromant, de Jung Jae-han (reparu chez Points — et que ceux qui ont vu le mauvais feuilleton qu’on en a tiré l’oublient, et se ruent sur le bouquin !)
Sinon, pour se plonger dans l’incroyablement riche monde de la société sous Joseon, on peut se régaler avec les « Contes et Récits » (anthologie de textes du XVe au XIXe siècle, 3 volumes, Imago) : très agréables d’accès, très variés, un régal. Et si vous voulez tout savoir de la vie recluse derrière les murs des Palais royaux, les sublimes Écrits du Silence (Imago), Mémoires de Dame Hyegyeong, cette reine qui ne le fut pas, et dont le mari, le prince héritier Sado, fut enfermé dans un coffre à riz par son père jusqu’à ce que mort s’ensuive... Entre Saint-Simon et Alexandre Dumas pour les péripéties, du côté de la plus touchante littérature féminine pour la voix.
11. Le livre que vous relisez régulièrement ?
Je ne sais pas, ça dépend. Mais j’adore picorer dans ma bibliothèque. Chaque livre feuilleté laisse remonter des parfums oubliés du temps où je l’ai acheté, lu, parfois annoté, et des souvenirs prégnants, mais un peu vagues, du contenu : il suffit de relire vraiment pour mesurer le travail du temps, et les soubresauts de la mémoire... Excellent exercice.
Sinon, sauf obligation, je ne relis pas ce qu’on a traduit et publié : comme dit à peu près le grand André Markowicz, nos traductions, dès qu’on les rouvre, on voudrait s’y réatteler tout de suite ! (C’est d’ailleurs la chance qu’on a chaque fois qu’on doit attaquer le surtitrage d’un pansori dix fois vu, mais dont chaque nouvelle chanteuse amène de nouvelles micro-variantes. Un régal.)
PS. Je m’aperçois que ma réponse concernait la littérature pure. Du côté de... l’impure ?, comme tout le monde je relis les œuvres complètes de Goscinny, Hergé ou Fred, et Simenon, K. Dick, Jean Ray, ce (mauvais) genre, quoi !
PPS. Et les poètes, hein ? Évidemment, qu’on les lit et relit, poètes en vers, poètes en prose... Mais c’est juste naturel, comme réécouter sans fin nos disques usés.
12. Quels sont les défis pour la littérature coréenne aujourd’hui ?
...................
(J’en reste sans voix)
Plaisanterie à part, il me semble que le combat à mener concerne avant tout la reconnaissance dans notre propre culture d’une puissante tradition littéraire classique de la Corée, un socle solide, dans des éditions sérieuses, qui permette d’assoir notre perception de la Dynamic Korea ultracontemporaine sur des bases reconnues. Nous n’en sommes qu’au début, et la route sera longue. C’est pourquoi nous avons besoin de l’énergie de toutes les personnes pouvant s’impliquer dans cette reconnaissance, libraires, bibliothécaires, acteurs culturels, lecteurs, journalistes, blogueurs, mais aussi enseignants, bien sûr. Ne désespérons pas, ils existent, nous les avons rencontrés !
Hervé Péjaudier, Séoul, septembre 2024
Un grand merci à Hervé d'avoir accepté de répondre à mes questions, pour sa franchise et son humour !
Pour retrouver les articles de la série "Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France" :
- #1 Pierre Bisiou, la littérature comme ligne de vie
- #2 Jean-Claude de Crescenzo, et la nécessité d'une littérature transformatrice
- #3 Lim Yeong-hee, une vocation d'ambassadrice de la littérature coréenne
Pour en savoir plus sur le pansori, n'hésitez pas à consulter l'article Partir à la découverte du pansori avec Hervé Péjaudier et Han Yumi.