Bilan des lectures de Laura #8

Partons du côté du Japon ! J'ai été ravie de recroiser la plume de Shion Miura dont j'apprécie beaucoup les personnages marginaux ainsi que l'humour un peu grinçant. Dans le roman - Chez Tada - Travaux en tout genre - nous suivons le personnage de Tada, un homme à tout faire, solitaire et un peu taciturne, qui retombe sur une vieille connaissance du lycée, Gyôten. Ce dernier débarque dans sa vie telle une tornade, bouleversant son quotidien et le poussant dans ses retranchements. Deux caractères opposés, deux hommes cabossés par la vie, un même métier : aider les autres. Raccompagner un écolier chez lui à la fin de ses cours, réaliser des travaux au domicile de deux prostituées, surveiller l'arrêt de bus devant la maison d'un retraité, garder un chien, toutes ces missions les amènent à rencontrer des personnages hauts en couleur et les embarquent dans des aventures dangereuses, humaines et rocambolesques. Le duo Tada-Gyôken fonctionne à la perfection. Gyôken, tantôt enfantin voire gamin, tantôt grand philosophe est horripilant et drôle à la fois, il en devient attachiant. Tada est plus sur la réserve, plus pudique et entièrement tourné vers les autres au point de s'oublier. Les dialogues sont très frais et amusants, ils n'hésitent pas à se bousculer, à se charrier. Il en ressort quelque chose d'hyper honnête, spontané et drôle.
"La nature d'une personne est généralement conforme à la première impression qu'on se fait d'elle. Ce n'est pas parce qu'on devient proche de cette personne qu'on peut mieux la connaître. Les êtres humains se dissimulent sans cesse derrière des paroles et des comportements."
Dans un tout autre registre, je me suis attaquée à un roman de Tanizaki qui me rebutait un peu de par l'histoire : La Clef - la confession impudique. En commençant ce roman, je me suis dit que ce sujet allait me déranger comme ce fut le cas avec Les belles endormis de Kawabata. Heureusement, ce ne fut pas le cas. Il y a des passages qui m'ont certes un peu dérangée, mais j'ai adoré l'originalité du texte, comment Tanizaki rend le lecteur confus et le manipule. Plus on lit les journaux intimes des deux narrateurs, moins on sait lequel des deux est le plus machiavélique et manipulateur. C'est un livre où la tension est partout, et où les dernières pages sont d'une cruauté effroyable.
"Une moitié de moi-même déteste violemment mon mari, mais une autre l'aime tout aussi violemment. Nous ne sommes en réalité pas faits pour nous entendre, mais je ne suis pas pour autant disposée à aimer quelqu'un d'autre. Je suis engluée dans de vieux idéaux de fidélité, et par nature incapable de les transgresser. Certes, cette façon perverse et insistante de me caresser m'est insupportable, mais, d'un autre côté, comme il est évident qu'il m'aime à la folie, je me sentirais coupable de ne pas le récompenser d'une manière ou d'une autre."
La Bossue est un récit cru, percutant, au ton mordant. Nous suivons Shaka, une femme atteinte d'une maladie musculaire congénitale, elle est obligée d'être en fauteuil roulant et doit utiliser un ventilateur qui l'empêche d'étouffer. Mais Shaka est aussi écrivaine sur des blogs où elles narrent ses aventures érotiques fantasmées, cachée derrière un pseudo. Mais voilà qu'un jour son aide soignant découvre son secret et la confronte. L'occasion pour Shaka de réaliser l'un de ses rêves ? Ce roman est très particulier car il est inattendu, il nous bouscule, pousse notre réflexion au-delà de notre zone de confort. C'est un récit qui surprend à chaque page, tant par la plume et le ton révolté, que par l'intelligence du propos. La forme du récit, très courte, est digne d'un uppercut tant elle est maîtrisée au mot près. A travers ce roman, Sao Ichikawa montre que sa narratrice est tout simplement une femme avec des désirs, désirs qu'elle ne peut assouvir à cause de son handicap et d'une société aux carcans bien étroits.
"Des centaines de millions de yens hérités de mes parents dorment sur divers comptes en banque auxquels je ne touche jamais. Et comme je suis sans héritier, à ma mort tout partira dans les poches de l’État. Des gens disent que c'est fait exprès, pour que le capital que les parents d'un enfant handicapé se sont efforcés de lui laisser finisse intégralement dans les caisses de l’État. Ça doit rendre la pilule moins amère à avaler pour les coincés du gosier qui n'encaissent pas que les handicapés vivent aux crochets de la Sécurité sociale, on parie ?"
Du côté de la Chine, j'ai dévoré le roman Le chant des rivières englouties d'Ann Liang. L'autrice s'empare de l'histoire de Xi Shi, figure légendaire, l'une des quatre beautés de Chine, ayant vécu pendant la période des Printemps et Automne. De nombreuses variantes de son histoire existent, et le doute persiste sur la véracité de certains passages de sa vie. Le roman s'ouvre sur la jeune Xi Shi qui tente de survivre dans son village pillé par le royaume ennemi, celui des Wu. Sa petite sœur a été tuée par l'un de leurs soldats et son désir de vengeance s'amplifie jour après jour. Quand Xi Shi rencontre Fanli, conseiller du roi de son royaume, ce dernier lui propose une mission qu'elle ne peut refuser : sauver son peuple en étant envoyée à la cour du roi des Wu, où elle devra gagner son cœur pour lui asséner le coup fatal. Accompagnée d'une amie de son village, elle devra donc se former au côté de Fanli aux arts de la cour et de la séduction. Une fois arrivée sur place, de nombreux dangers l'attendent et elle devra user de son intelligence et de ses charmes pour parvenir à ses fins. J'ai beaucoup aimé ce roman car il s'intéresse à une figure historique qui m'a toujours intriguée. J'ai apprécié que l'autrice ait rendu toute sa complexité au personnage de Xi Shi en mêlant diverses théories liées à son histoire. Il est aussi très intéressant d'être plongée dans l'univers des Printemps et Automne, et d'être ainsi immergés dans les us et coutumes de cette époque. L'autrice prend à cœur de bien développer la psychologie de ses personnages et la légère romance qui s'installe dans l'intrigue apporte plus d'ampleur et d'émotions au récit. Ce roman m'a donné envie de me plonger dans d'autres œuvres d'Ann Liang !
"Tant que nous continuerons à placer des mortels sur des trônes et à les vénérer comme des dieux, à sacrifier nos vies pour qu’ils conservent leur héritage, l’histoire se répétera. Comme les marées vont et viennent sous la lune, les empires se construiront et s’effondreront, des guerres éclateront puis cesseront, et il ne nous restera plus qu’à lutter contre le courant."
Du côté du Vietnam, j'ai lu Nancy-Saïgon d'Adrien Genoudet. Ce récit est l'histoire d'un homme qui est met la main sur la correspondance qu'a entretenu sa grand-mère et son grand-père durant une partie de la guerre d'Indochine. Dans le colis contenant ces lettres, il trouve aussi un ao dai, vêtement qui appartenait aussi à son aïeul. A la lecture de ces lettres, le narrateur se projette dans l'histoire de Paul et de Simone, ses grands-parents. Au gré des lettres, de nombreuses interrogations émergent. Alternant avec les pensées du narrateur, des passages de la vie de Paul nous sont dévoilés, nous permettant d'imaginer une version de l'histoire, de cette vérité cachée derrière les lettres. Un personnage ressort souvent des lettres : Tilleul. Un homme qui nous restera énigmatique pendant tout le récit. J'ai trouvé que la plume de l'auteur était impulsive, poétique, qu'elle décrivait bien le tourbillon d'émotions de ces personnages confrontés à l'horreur et capable de la perpétré eux-mêmes. Cependant, j'ai été un peu déçue par la fin, je suis restée sur ma faim.
"...je me dis qu'elle est autant la fille d'un drame personnel que celui, plus grand, injuste et terrible, des Pénélope - des femmes qui sont au monde pour attendre le retour des hommes. Soit pour s'activer. Soit pour prendre des baffes. Pour qu'elles continuent à attendre sagement en regardant l'heure passer. Leur vie passer. Pour qu'elles ne vivent pas, en somme."
Et en jeunesse, beaucoup de pépites sont sorties dernièrement ! L'une d'elles a particulièrement attiré mon regard : Les grandes questions de Petit Lapin. Je connaissais déjà le travail de Gan Dayong grâce à son album Ma petite lanterne, que j'avais beaucoup apprécié, l'auteur exprimant avec brio les peurs de l'enfance. L'auteur a ensuite travaillé sur une nouvelle série d'albums explorant la relation parents-enfants. Dans ce nouvel album, Petit Lapin se pose de nombreuses questions, il interroge donc sa mère. L'album répond à de nombreuses interrogations que peuvent avoir les enfants, dans leur petite enfance et à chaque fois, le parent apporte des réponses qui permettent à l'enfant de se projeter dans le futur et de mieux l'appréhender. Ce que j'ai vraiment apprécié, ce sont les illustrations, dont la naïveté me rappelle le style de Feng Zikai. Ce qui est merveilleux dans cet album, c'est que l'auteur allie un travail à l'encre de Chine, avec des codes très traditionnels (vide et plein, motifs classiques) tout en incorporant des touches de couleurs très vives ainsi que des éléments très modernes (objets, personnages). Le petit plus : disséminé aux creux des pages, l'histoire d'une famille de coccinelle à chercher et à trouver au gré de la lecture.
"Soudain, Petit Lapin pose une question :
"Maman, maman, pourquoi as-tu de si grands yeux ?
- C'est pour regarder très, très haut, dit Maman Lapin.
- Mais pourquoi veux-tu regarder haut, tout là-haut ?
- Parce que maman aimerait voir où Petit Lapin s'envolera.
- Mais Petit Lapin ne sait pas voler...
- Quand Petit Lapin sera grand, il quittera maman et s'envolera haut, très haut."
©Gan Dayong, Hongfei éditions,
Les Grandes questions de Petit Lapin
, 2025
©Gan Dayong, Hongfei éditions,
Les Grandes questions de Petit Lapin
, 2025
©Gan Dayong, Hongfei éditions, Les Grandes questions de Petit Lapin , 2025
A très bientôt